Pilier de Brooklands Classic et ancien ingénieur dans l’armement, Hervé Saigne cumule les amours pour la mécanique et les anglaises, qu’il raconte dans son blog Mécanique et Convictions. Hervé est aussi le préparateur d’un terrible drag Triumph-Hagon qu’il a décidé en 2016 de promener aux quatre coins de l’Europe. Forcément, Cafe Racer a décidé de la suivre…
L’inconvénient à traînailler sur les circuits depuis des années, c’est que c’est toujours un peu la même chose ; les mêmes dates, les mêmes trajets, les mêmes lieux, les mêmes hôtels. Et quand on traine dans la moto vintage, c’est pire ; non seulement c’est toujours les mêmes motos depuis 25 ans, mais c’est surtout toujours les mêmes personnes, aussi sympathiques soient-elles, avec juste 25 ans de plus !
Bref, plutôt qu’attendre bien sagement le prochain Café Racer Festival pour sprinter avec mes potes du club Triton, il était temps de faire un truc débile : 2016 allait être l’année du Vintage Drag European Tour. La première étape est le Kunmandaras Dragway, en Hongrie, dans un bled presque sans nom perdu dans la Puszta, l’incroyablement grande et plate plaine hongroise, 200 bornes après Budapest. Pourquoi la Hongrie ? Parce que c’est la première date de la saison et que cela me fera une bonne remise en jambes avant le véritable objectif de l’année, la Pendine Speed Week.
Kunmandaras Dragway : le nom est ronflant, la réalité, disons, décalée. Le dragway en lui-même est ce que j’ai vu de plus impressionnant. Il utilise une infime partie d’une immense et largissime ex-piste de bombardier lourd soviétique abandonnée depuis 1989. Piste elle-même noyée au milieu d’une gigantesque ex-base militaire tout aussi ex-soviétique et tout aussi brutalement abandonnée. Les squelettes d’immeubles dont les frontons sont encore ornés de slogans décrépis en cyrillique sont dévorés par une forêt anarchique. On est saisi par cette étonnante ambiance de ville abandonnée façon Tchernobyl, les radiations en moins. Du moins, on l’espère !
Autant dire qu’il n’y a de problème de place pour s’installer dans le paddock, pas de problème non plus de parking pour le public. On peut même aller se trouver une bonne grosse alvéole bétonnée perso pour installer son petit matos ! C’est tellement grand que la piste de drag ne commence qu’après un bon kilomètre de béton de la piste d’envol, et une fois les 400 mètres avalés, il n’y a même pas besoin de freiner ; il suffit de couper, d’attendre tranquillement de ralentir pour faire demi-tour sur un espace genre place de la Concorde… alors qu’on n’a toujours pas vu le bout de la piste ! Autre chose que les sprints à Monthléry qui se finissent sur l’anneau ! Autre chose aussi que les circuits avec les restrictions de bruit. Là le premier voisin est vraiment très loin et en plus, apparemment, le bruit il s’en fout un peu.
Kunmandaras, charmant village. En fait, un trou sans fond de la Hongrie rurale et profonde où il n’y a absolument rien et où d’ailleurs les autochtones n’ont rien. Ici, pas de magasin, presque pas de voiture, juste des vélos mais des vrais, pas des fixies ou des VTT, et des carrioles faites maison avec un cheval efflanqué. Des maisons un peu bancales, pas vraiment moisies mais pas nettes non plus. Et sur le bord de la route (il n’y a pas de trottoirs), des vieux, des quinquas, des jeunes – des ados sans casquette et des adolescentes sans portable en mains – bref, une population entière qui tue le temps dehors et vous regarde passer sans excitation ou curiosité particulière.
Autant dire que l’épreuve de drag du WE est un événement de dimension quasi planétaire et qu’à des kilomètres à la ronde, il n’est pas question de rater ça. Donc on vient en famille avec les enfants, même les très petits. Les protections auditives sont comme plein d’autres trucs, de l’ordre du concept futuriste. On vient pour voir ce qu’il y a à voir, même si manifestement 98% des gens présents n’y connait vraiment rien et d’ailleurs ne semble pas s’y intéresser plus que ça. Ces spectateurs, à la fois curieux et indifférents, sont à l’opposé des affranchis qui arpentent les événements français. Du coup, l’organisation n’a pas besoin d’une sono saturée façon Eurovision pour meubler les temps morts et c’est pas si mal.
Les 2% restants, ce sont les compétiteurs locaux ou limitrophes, polonais, tchèques, quelques autrichiens. Eux sont là pour la moto, leur moto. Quelques drags top fuel modernes, les inévitables Hyabusa aux degrés de préparation variables et beaucoup de motos de pistes (GSX-R, ZX, Ducati) simplement adaptées à l’accélération par le rajout d’une élégante tige filetée du Castorama du coin le long de la fourche pour garder celle-ci comprimée. Par contre, zéro V-max et, plus étonnant encore, zéro Harley, ni sur la route, ni sur la piste. Pas mal de femmes pilotes aussi. Comme partout, tout ce petit monde burne ses slicks à qui mieux mieux . Tous, non car il existe une particularité locale qui a réussi le paradoxe absolu du drag : allier performance et low budget. Il y a ainsi une catégorie 400 qui regroupe d’étonnantes MZ aux cadres faits mains en authentiques tuyaux de chauffage mais qui marchent carrément fort.
Il y a aussi un petit français qui est venu avec son drag Triumph vintage. S’il pensait avoir un succès d’estime, il en est pour ses frais. Déjà la marque Triumph est quasi inconnue en Hongrie. Surtout, imaginer qu’elle est anglaise et qu’elle a fait des motos avant 1989, c’est limite révisionnisme. Plus encore, c’est le concept même du vintage qui semble dépasser de très loin l’entendement de la quasi-totalité des locaux. Il faut dire que dans une contrée où un repas pantagruélique pour deux au resto ou une nuit d’hôtel atteignent l’astronomique somme de 15 euros, où un pourboire de 1 euro vous classe dans la catégorie des nababs fastueux, plein de trucs en vente libre chez nous se révèlent simplement inaccessibles là-bas, et sont donc carrément absents. Ici, la Traban ou la Lada, la 205 ou la Golf des années 90, ce ne sont pas des trucs de bobos, juste de pauvre. Le vieux est usé jusqu’à la trame et le neuf fait d’autant plus rêver qu’il est difficilement accessible. Pour preuve, sur le dragway, pas de marchand de casques, de cuirs ou d’accessoires, juste une décharge un peu organisée de pneus de motos. En fait c’est un gars qui vend des pneus motos d’occasion, parfois très d’occasion, et qui semble faire d’excellentes affaires.
Les seuls machins mécaniques anciens un peu entretenus, et dont le proprio est manifestement fier, on les trouve dans le jardinet de quelques pavillons un peu moisis. Croyez-le ou pas, ici le pur délire vintage est d’avoir devant chez soi un hélicoptère de combat ex-soviétique dont on découvre avec effarement qu’il complet, avec moteur et armement ! La grosse Gatling de 23 est juste sous bâche, sans doute pour ne pas effrayer le facteur !
Au final, le Kunmandaras Dragway, c’est comme tous les dragways, sauf que c’est très différent et j’ai adoré.
Hervé Saigne
Photos : Pascal Franck