Rémy Julienne, le grand cascadeur du cinéma français, est décédé dans la nuit du 21 janvier. A 90 ans, ce trompe-la-mort n’a pu résister aux assauts du Covid. Né le 17 avril 1930 à Cepoy (45), il avait effectué sa première cascade en sautant par dessus l’écluse devant le bistrot de son père. Champion du France de motocross en 1957, il s’était reconverti par hasard dans la cascade. Il avait participé à plus de 1400 films, de Fantomas à James Bond. Nous avions eu la chance de l’interviewer chez lui à Cepoy il y a un peu plus de 8 ans. Nous republions cet entretien pour rendre hommage à ce géant qui a accompagné pendant un demi-siècle motards et cinéphiles.
Vous avez commencé votre carrière comme pilote de cross. Comment êtes-vous venu à la moto ?
Des cousins parisiens avaient des motos. À 2 ans, ils m’emmenaient chez la nourrice, assis sur le réservoir. Ça m’a marqué, et même si j’avais peur au début, ça m’a vacciné à la moto. Après la guerre, en 1945-1946, mon père a ressorti du grenier la Peugeot 100 qu’il y avait cachée. Rouge et chrome, avec ses échappements relevés, elle était le rêve de tout môme. Je filais dans le grenier pour l’admirer, pour m’entraîner à la conduire. J’avais 15 ans quand mon père l’a exhumée dans la cour, et je n’ai pas eu besoin qu’il m’explique comment m’en servir. À la première occasion, je suis monté dessus et suis parti… pour prendre une gamelle dans le premier virage. Mais je l’ai relevée et redémarrée avant même que mon père n’arrive, pensant que si je n’y arrivais pas, il ne me laisserait plus la conduire. C’est avec cette 100 cm3 que j’ai fait mes premières sorties : je souffrais dans les côtes, mais j’étais balèze dans les descentes.
Quelle fut votre première machine ?
Mon père avait acheté un camion pour faire du transport, que je conduisais. C’était l’époque où on construisait l’autoroute du Sud avec le sable du Morvan. On était supposé faire trois tournées par semaine, j’arrivais à en faire cinq : je gagnais mon fric ainsi, des pièces de dix balles que je rangeais dans des boîtes d’Ovomaltine. De temps en temps, je comptais les thunes, jusqu’à ce que je puisse m’acheter ma première moto : une Monet-Goyon 232 cm3, d’une fragilité incroyable. Mais en plus de mes économies, j’ai dû vendre la Peugeot de mon père sans le lui dire ! Ce jour-là, je suis rentré au bistrot sur cet engin pétaradant, après avoir échappé aux gendarmes, et j’ai été accueilli par les hourras des clients, pendant que mon père essuyait les verres. Je voyais qu’il n’approuvait pas.
La défiance paternelle ne vous a pas empêché de rouler…
Non… Il y avait quelques pilotes de motocross dans la région, comme les frères Marceau, de Montargis, qui étaient super-équipés. Avec mon tréteau, je peinais, mais réussissais à me montrer à la hauteur. À ma première course, à Fontainebleau, j’ai terminé deuxième. Mon père a alors vu tous les sacrifices que je faisais sans jamais rien demander. Il m’a aidé à acheter une 500 mi-54, une BSA Gold Star, l’engin rêvé. La BSA constituait le gros du plateau, devant les Ariel et les Enfield. Investi d’une mission, j’ai gagné ma première course, dans le Berry, devant les cadors. Et mon père a fini vice-président du moto-club.
C’est pourtant avec une Gilera Saturno que vous avez obtenu vos meilleurs résultats, non ?
Effectivement. J’étais ami avec Jacky Melioli, un champion de France, gentil, qui avait vu en moi la graine de champion. Il m’a aidé à avoir une Gilera en 1956, avec laquelle je suis devenu champion de France en 1957, et que j’ai utilisée jusque dans les années 60. Après la Gilera, j’ai aussi roulé sur une Tribsa et une Rickman.
Un jour, lors d’une course à Périgueux, j’avais cassé le moteur de la Gilera en dix-sept morceaux. Je me sentais mal barré car je n’avais plus d’argent, lorsqu’un homme m’interpella : « Si tu veux, je te répare ton moteur et il ne cassera plus. » Cet homme s’appelait Raphaël Olivotti, et il fit effectivement un miracle. Par la suite, ce magicien continua à faire ma mécanique : sur la Rickman, par exemple, il me créa des échappements spéciaux qui marchaient si bien que l’année suivante, les deux frères Rickman les copièrent pour leurs motos. Olivotti continua à travailler avec moi sur les cascades.
Rouliez-vous aussi à l’étranger ?
Les pilotes de la région étaient bons dans un rayon de 150 kilomètres. Moi, je partais en Europe : en Italie, en Angleterre – où on achetait nos pièces –, en Allemagne de l’Est, en Suisse – où j’ai gagné juste après le retour de De Gaulle au pouvoir : c’était très émouvant.
Étiez-vous ce qu’on appelle aujourd’hui un pilote professionnel ?
Sur un circuit, j’avais signé un contrat avec Regina : de très bonnes chaînes qui ne cassaient jamais. Regina m’avait demandé de leur envoyer un télégramme chaque fois que je faisais un podium, ce que je faisais. Un jour, je suis passé les voir à l’improviste : ils m’ont demandé pourquoi je ne les avais pas prévenus, m’ont dit qu’ils n’avaient pas eu le temps de passer à la banque. Comme je restais l’après-midi, ils ont pu y passer et quand je suis revenu après le déjeuner, il y avait des liasses de billets de 10 000 lires étalés sur le bureau du patron. Je suis reparti les poches pleines. Tout ça pour dire que l’argent ne m’intéressait pas…
Quand êtes-vous apparu pour la première fois au cinéma ?
J’ai commencé dans la carrière en 1964, dans Fantômas : Gil Delamare, qui était alors le maître de la cascade, avec une vista extraordinaire, cherchait un gars habile à moto pour faire des évolutions, un gars qui ait le même gabarit que Jean Marais. Je me suis pointé au tournage avec ma Gold Star. Mais ça restait de l’évolution acrobatique. Les cascades, ça me faisait froid dans le dos, et jusqu’en 1966, j’ai continué à faire du motocross.
La transition vers la cascade s’est faite naturellement : je faisais partie de l’équipe moto sur La Grande Vadrouille et j’ai commencé à en faire. Puis Gil s’est tué sur un tournage et le producteur Riccardo Freda m’a appelé le jour de son enterrement pour me demander si je saurais assurer ses contrats. Bravache, j’ai dit oui, ce qui était ma façon de lui rendre hommage.
Quel fut votre premier tournage comme responsable des cascades ?
Typhon sur Hambourg, qui fut une galère, car les caméras étaient équipées en grands angles non interchangeables. À l’écran, nos cascades ne fonctionnaient plus. C’est à partir de cette mauvaise expérience que j’ai décidé d’apprendre la technique, de m’intéresser aux angles, aux objectifs. Je suis entré dans la corporation comme ça, en liant intimement pilotage et cinéma. C’était mon plaisir.
Êtes-vous impressionné par ce qu’ils réussissent aujourd’hui ?
Le numérique et les images de synthèse ont changé la face des choses. Je ne suis pas contre : sur tout ce qui est nouveau, j’ouvre les oreilles. Mais je trouve que ces techniques sont mal utilisées et ne servent trop souvent qu’à masquer les insuffisances des gens. Pour la moindre prise, il y a maintenant six caméras, et ça me fait mal au cœur : nous, nous n’utilisions que trois ou quatre caméras avec des focales différentes pour avoir le choix au montage. Mais nous étions obligés d’être plus rigoureux dans les cascades.
Quelle fut votre cascade la plus difficile ?
Dans La Menace. Un camion-citerne dévalait une pente, devait prendre une courbe à 80 km/h puis tomber dans le ravin après avoir pris feu sur un tremplin. Moi, je devais passer de la cabine au marchepied du camion, puis sauter sur la voiture conduite par mon fils avant que le camion n’explose sur le tremplin. Il n’y avait pas de place pour l’erreur. Pierre-William Glenn a fait de cette cascade un plan séquence formidable.
Comme cascade à moto, je me souviens d’une scène d’ouverture d’un James Bond, avec une poursuite dans la neige en XT 500…
Rien que pour vos yeux, le premier James Bond sur lequel j’ai travaillé. Au départ, nous ne devions faire qu’une cascade, à Corfoue. Comme tout s’était bien passé, le producteur m’avait demandé de leur rendre visite à Cortina d’Ampezzo, où devait être tournée la poursuite dans la neige, assurée par Willy Bogner, un ancien skieur que j’admirais, et son équipe. Bogner voulait tourner la scène avec des grosses BMW, ce qui me paraissait fou. Quand je leur ai expliqué ce qu’on pourrait faire avec des motos légères, comme des XT 500, et des bons pneus à clous, ils ont été impressionnés… Et c’est nous qui nous sommes retrouvés à dévaler la piste de bobsleigh.
Vous avez également tourné avec la bande de Maison-Alfort : Gérard Choukroun, Michel Rougerie, Thierry Tchernine…
L’Agression. Ce fut le film où je devais réaliser ma première chute à moto. Je partais sur une théorie : en moto, ce qui fait mal, c’est pas la chute, mais le choc. Plus ça va vite, moins le choc est important. Mon idée était de faire absorber le choc par le guidon. Facile à dire, mais plus difficile à mettre en œuvre !
L’Agression fut un film marquant. Il y avait René Guili, que je revois de temps en temps, et donc Rougerie, Choukroun. Je les ai rencontrés sur le tournage. On avait de très bons rapports, et ils étaient très curieux de voir comment on peut faire exprès de tomber. Leur métier, c’était justement de ne pas tomber. Mais c’était pas des cadeaux à gérer. Ils prenaient des libertés incroyables, un vent de folie soufflait sur le tournage. C’était de la bonne déconnade.
Quand avez-vous arrêté la cascade ?
En 2000, j’ai lâché le volant. Mes deux fils et mon petit-fils ont pris la relève. Je ne fais plus que des interventions au coup par coup. Suite à l’accident mortel d’un caméraman sur le tournage de Taxi 2, la production m’a déglingué et j’ai été condamné en première instance puis en appel. J’ai alors enchaîné trois infarctus et deux cancers. En novembre dernier, j’ai eu gain de cause en cassation : même si j’ai forcément une part de responsabilité, la production n’avait pas accepté un devis d’essai de la cascade en question, et le caméraman n’avait pas voulu être assuré par autrui. Depuis, je me suis donné une mission : faire en sorte qu’un tel accident, évitable, ne se reproduise pas. Et autour de chez moi, à vélo, je fais des tests pour voir ce que je sens, ce que je ne sens pas ; les cascades que je pourrais faire, ou non.
Roulez-vous toujours à moto ?
J’ai arrêté la R1 en 2006 à cause de mes problèmes de santé. Je me suis alors acheté un scooter avec lequel j’ai parcouru 400 kilomètres. Mais un jour, je me suis vu dans une vitrine sur une avenue de Montargis, et je me suis dit que je ne pouvais pas rouler là-dessus. Je l’ai revendu dans la foulée… Mais j’ai bien envie de me racheter une moto, un Sportster Harley peut-être, ou une Triumph.
Interview publiée dans Cafe Racer #60, novembre-décembre 2012.
Propos recueillis par Bertrand Bussillet. Photos Denis Boussard.