Le Continental Circus a perdu l’un de ses derniers géants : Phil Read est décédé jeudi 6 octobre dans son sommeil. Il avait 83 ans. Né le premier janvier 1939 à Luton, il avait commencé à courir à 17 ans. Rapidement il refusait une carrière anglaise pour s’engager en Grand Prix : il a remporté un total de 52 victoires en GP, 7 titres mondiaux à la clé. Il fut d’ailleurs le premier pilote titré en 125, 250 et 500 cm3.
Cafe Racer avait interviewé Phil Read en 2013 à l’occasion d’une course de côte normande. A 74 ans, il courait encore en course classique au guidon d’une Paton. Nous republions cet entretien plein de talent et de vice. Phil’s way, en fait.Phil, vous ne semblez pas près de raccrocher le cuir…
Lors de ma première année de course, j’étais allé voir le TT, qui se courait sur le tracé de Clypse. Un pilote de 46 ans roulait, et je trouvais ça terriblement vieux ! Mais il volait encore sur la piste. Aujourd’hui, j’ai 72 ans, et je sais encore être rapide si nécessaire. Même si je suis content d’avoir la 500 Paton : cette moto est rapide dans les lignes droites, ce qui me permet d’aller moins vite dans les virages. Et comme je fume, j’ai des problèmes de souffle après cinq tours…
On a l’impression de vous voir rouler tous les week-ends !
Non, je ne fais plus que sept ou huit événements dans l’année : en Angleterre, il n’y a que Stafford et le Festival des 1000 Motos qui paient. Il y a aussi un peu d’argent en France ou en Italie, mais pas grand-chose par rapport à Giacomo (Agostini), qui est le vrai héros… J’aime toujours rencontrer des pilotes, avoir des challenges mécaniques. Et j’aime toujours autant doubler Giacomo…
Comment êtes-vous venu à la moto ?
Mes parents étaient partis en lune de miel à moto, sur une Ariel Red Hunter. Quand je suis né, avant la guerre – attention : la seconde, pas la première –, mon père roulait sur une Velocette MSS 500. Il servait dans la RAF comme ingénieur. Nous habitions à Luton, à une cinquantaine de kilomètres de Londres, une ville très industrielle, siège de constructeurs comme Vauxhall. Je me souviens avoir vu les Spitfire se battre dans le ciel lors des bombardements. Et je me souviens de Londres en train de brûler, je devais avoir 4 ans. C’était très effrayant. Après la guerre, mes parents ont divorcé, et mon père venait une fois par semaine m’aider pour mes devoirs. Je le voyais arriver avec sa moto.
Quand avez-vous disputé votre première course ?
Je m’en souviens parfaitement : le 13 mai 1956, lors d’un meeting à Mallory Park. Il y avait encore des rationnements de pétrole. J’avais une BSA Gold Star 350. Ma mère m’avait accompagné avec sa Triumph Mayflower, le modèle carré : elle dormait dans sa voiture, moi sous la tente. C’était bien. Après une grosse chute, je n’ai pas réussi à me qualifier pour la finale et nous avons remballé pour rentrer à la maison. Mais j’avais survécu à ma première course, et j’étais déterminé à progresser. Ensuite, j’ai eu une Norton Manx, un vieux modèle et j’ai commencé à me battre avec les meilleurs privés. Puis j’ai acheté une Manx neuve, que j’ai emmenée chez Bill Lacey, qui préparait les motos de Mike (Hailwood) pour Stan Hailwood, Stan the Wallet. J’ai continué à progresser pour gagner le Manx GP en 1960, en battant le record de vitesse.
Ce fut votre premier grand succès ?
Oui, mais je ne pouvais pas arrêter là, car le Manx GP n’était pas alors très reconnu. En 1961, je me suis donc inscrit au TT et j’ai gagné le Junior. J’aurais même terminé troisième du Senior si je n’avais pas chuté dans le dernier tour, à Ramsey. J’avais tellement mal à la jambe que je n’ai pas réussi à relever la moto pour finir. Vainqueur et troisième de mon premier TT, ç’aurait été fantastique, vraiment. J’ai tout de même eu suffisamment de retombées presse pour être invité au Dutch TT, ma première course sur le continent. Cette année-là, j’ai également roulé à Spa et à Monza, j’ai donc fait trois GP.
Courir sur le continent était déjà votre objectif ?

De nombreux pilotes étaient spécialisés dans le TT. En y ajoutant le Northwest et l’Ulster, et ils gagnaient bien leur vie. Moi, je voyais les GP comme l’unique façon de progresser. D’être reconnu. Je travaillais dur pour atteindre le haut niveau, et cette progression s’est accélérée quand j’ai gagné le TT.
Quand avez-vous définitivement débarqué sur le Continental Circus ?
En 1962, j’ai fait une mauvaise saison car j’étais distrait par mon mariage avec Ann. En fin d’année, Steve Lancefield m’a tout de même confié ses motos. Nous devions continuer ensemble l’année suivante, avec le soutien de Castrol. Mais quand Derek Minter se blessa à Brands Hatch, Geoff Duke, le manager de Gilera, me proposa de piloter ses motos. Les Gilera avaient fait le doublé à Monza, fantastique ! Mais, excusez-moi, Hailwood avait mené toute la course sur sa MV avant d’abandonner… Les motos n’étaient pas compétitives. John Hartle, mon équipier, était un très bon pilote, capable d’amener la Gilera au-delà de ses limites. Mais il avait le choix du châssis ou de la fourche, moi je n’avais que la seconde moto et ne pouvais pas rivaliser. J’ai roulé pour la première fois sur la moto à Hockenheim et n’étais pas dans le coup. « Tu utilises mal la boîte », m’avait dit Duke, comme si je n’avais jamais rien gagné ! En fait, j’ai été surpris de voir que son apport technique était très faible. Il ne savait pas comment gérer le team et n’avait pas les bons contacts pour les fourches, les freins, les pneus… Bref, pour que la moto soit performante. OK, Duke fut un grand pilote, mais il avait les Gilera quand elles étaient de loin les plus rapides, et pareil pour les Manx de Joe Craig. Mais il ne comprenait pas la mécanique, et pilotait ses motos comme il les trouvait. Mike Hailwood aussi pouvait piloter la moto avec des guidons mal ajustés : il s’en fichait car il était un pilote naturellement hyper doué.

Pas vous ?
Je pense que si. Mais j’étais aussi très sensible à la mécanique, plus que Hailwood, Sheene et la plupart des pilotes. Je me souviens quand Suzuki m’avait invité à tester la nouvelle moto au Japon, alors que j’étais encore en contrat avec MV. La sélection de la boîte n’était pas bonne, le carénage n’était pas bon : les turbulences vous éjectaient de la bulle. Je leur ai demandé des modifications et le lendemain, nous sommes revenus sur la piste. Barry a essayé la moto en premier, et après quatre tours, il est rentré au stand pour dire que tout était parfait. Quand je suis monté sur la moto, je n’ai pas fait un tour : la fourche tapait dans la ligne droite. Je leur ai dit qu’il y avait un problème, que la roue ne devait pas être équilibrée. « Pas possible, Barry-san a dit que tout allait très bien ! » Je leur ai demandé de vérifier, et il manquait bien une demi-once sur la roue. Et voilà l’homme qui a gagné deux titres mondiaux, en dépit de son manque de sensibilité mécanique ! Ça m’avait totalement surpris.
Que s’est-il passé en 1968, quand vous avez battu votre équipier Ivy pour faire le doublé 125-250 ?
D’abord, Yamaha n’allait pas confirmer mon contrat car ils allaient ne faire que des motos de production l’année suivante. Effectivement, lors du dernier GP, je n’ai pas laissé gagner Bill et il m’insultait dans le paddock : « Salaud, tu devais respecter les consignes d’équipe ! » Tout le monde savait qu’il y avait des consignes (Read avait gagné le titre 125 et devait laisser le titre 250 à Ivy). Mais en Finlande, j’avais été convoqué par le directeur de la FIM qui voulait s’assurer que je courrais pour la victoire : « Bien sûr, que je le ferai, je le promets ! Pas de problème. » Si j’avais dit à Bill, OK, je te laisse gagner, tout le monde l’aurait su aussi, et il n’y aurait eu aucun prestige à son titre. Son nom serait resté dans les tablettes comme champion du monde, certes, mais tout le monde aurait su aussi que je l’avais laissé gagner.
Mais lui disait qu’il vous avait laissé gagner les 125…

On a couru à Brno, et il a chuté derrière moi en essayant de me suivre. En Finlande aussi, il a fini derrière. Et n’oublions pas que c’est moi qui lui ai téléphoné pour lui proposer le contrat chez Yamaha. Que j’ai fait mon boulot pour Yamaha en leur proposant le meilleur pilote disponible. Les gens ont oublié ça. J’ai surtout eu de la mauvaise publicité parce que Bill s’est tué l’année suivante : je ne sais pas pourquoi, mais on m’en a blâmé. Pourtant, je ne l’ai pas forcé à rouler sur la Jawa, et je ne lui ai pas fait perdre d’argent, bien au contraire.
Et avec Barry Sheene, quelle relation aviez-vous ?
Je me souviens d’un meeting à Brands Hatch, début 1970. Il était le jeune prétendant qui émergeait, un bon gars, charmant. J’étais sur la MV, et je l’avais laissé me doubler plusieurs fois avant de gagner. Évidemment, tous les gros titres étaient pour lui : « Le jeune Barry Sheene menace le champion Read. » C’était bien pour lui. Je l’ai aidé aussi à mieux gérer ses affaires. Je lui expliquais comment négocier avec les sponsors, ou demander des primes d’engagement… Il était un ami : il traînait souvent avec nous, on avait l’habitude de le ramener des courses. Quand il avait été blessé, on l’avait transporté dans son fauteuil roulant, emmené voir des médecins…
Mais ?
En 1975, en Finlande, je jouais le titre avec Ago, lui sur Yamaha, moi sur MV. Barry était en pole, je crois, et je lui avais dit : « Si nous sommes derrière toi avec Giacomo, laisse-moi gagner, car c’est mieux pour Suzuki que ce soit MV qui gagne le titre, et non Yamaha. » Mais juste avant la course, il m’avait dit qu’il ne pourrait rien faire pour moi ! Qu’il ne m’aiderait pas à gagner ce titre mondial pour ne pas perdre ses chances d’être nommé… Man of the year par Motorcycle News ! J’ai alors compris que Barry n’était brillant qu’à s’aider lui-même.
Après, je pense qu’il avait fait une erreur de quitter Suzuki et Yamaha. Mais quand il s’est blessé à Silvertsone, en 1982, il a touché un million et demi, ce qui lui a permis de partir en Australie pour investir dans l’immobilier. Et prendre la franchise Kentucky Fried Chicken !

Il était meilleur businessman que vous ?
Quand vous touchez un million et demi, qui en valent aujourd’hui dix, vous pouvez prendre des risques… Moi, en 1972, j’ai introduit en Europe les casques américains Premier. C’était des casques d’excellente qualité comme on n’en avait jamais vu auparavant et j’en vendais beaucoup. Au départ, je les importais. Puis les Américains avaient décidé d’ouvrir une usine aux Pays-Bas, mais ça n’a jamais décollé car ils n’ont pas su recruter les bonnes personnes et ils ont finalement tout arrêté. J’ai alors repris l’usine, ça devait être mon business… Mais à cette époque, j’étais pilote MV, et avant tout concentré sur la course. J’aurais aussi dû me concentrer sur le choix d’un bon manager : le mien ne tenait pas vraiment les comptes et a fini par me voler 16 000 livres, ce qui était une grosse somme à l’époque. Ç’a conduit à la banqueroute de ma société, et j’ai revendu la marque à Kangol, les casques Kangol. J’avais aussi vendu mon nom aux cuirs Rockwell, des Italiens, mais ils ne m’ont jamais payé. Je me suis fait avoir par tout le monde, en fait…
