Fred Fourgeaud nous avait accueillis vendredi 10 mars à Marseille pour la présentation de la Royal Enfiled 650 Super Meteor : nous nous étions amusés de le voir ainsi rouler sur un “chopper”, lui l’infatigable pilote, toujours à fond. Nous nous étions reparlé jeudi 16 mars pendant une heure, de la Continental Cup et de tous les projets que nous devions menés ensemble en 2023. Fred était un soutien fiable et fort de toute la presse écrite, et notamment de Cafe Racer qu’il adorait. Notre dernière grande interview “officielle” remontait pourtant à 2017, quand nous étions descendus à Beaune pour célébrer le cinquième anniversaire de son plus gros projet, Mash.
Royal Enfield n’était pas de la partie, encore, le Covid n’avait même jamais été imaginé… Depuis, la Sima a pris une autre dimension encore, et c’est pour cela que Fred était revenu pleinement aux affaire à l’automne 2022 après avoir imaginé prendre un recul mérité. Voici donc l’interview d’un “marchand de jouets”, comme il aimait à se définir.
Mash est-il déjà le plus gros constructeur français de l’histoire moderne ?
En tout cas, nous en sommes à plus de 26 000 motos construites : nous sommes passés de 800 en 2012, pour la France seulement, à 7000 programmées en 2017, pour la France et l’export. La France représente 48% de notre marché. A court terme, la part de l’export montera à 60%. Nous sommes distribués dans une quinzaine de pays, dont l’Italie, notre premier marché étranger, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, mais aussi le Liban, la Géorgie ou la Macédoine.
Tu avais compris la question sous-jacente : Mash est bien un constructeur français ?
Je ne suis pas un importateur de containers : je prends totalement part à la production. Nous avons commencé par sourcer les fournisseurs : qui pouvait nous fournir quoi, à quel prix ? Puis nous avons mis en place des process dans le développement de la production. Je fais le proto ici, à Beaune. Ils font la pré-série. Je corrige. Ils industrialisent. Et je contrôle les dix premières motos sorties de la chaine, avec les règles strictes d’inspection que nous avons imposées. Cela nous permet aujourd’hui d’avoir un taux de garantie de 0,7% quand la moyenne dépasse 1%. Cela nous permet aussi d’être très réactifs : en 2016, on a mis en six mois tous nos modèles en conformité avec les normes Euro4. En technique, on suit, avec succès.
Cette question chinoise est sensible pour toi, non ?
Je suis un low-cost à la mode, mais dans le vrai en termes de rapport qualité/prix. Seul le résultat compte. Mais comme Mash est une marque jeune, elle est plus facile à cataloguer. Il faut arrêter avec ça. D’une part, tous les constructeurs délocalisent, BMW en Inde, Triumph en Thailande… D’autre part, la Chine a des usines ultra-modernes que peu de gens ont en Europe : un groupe comme Shineray, c’est huit hectares d’usines capables de tout produire, de la voiture au groupe électrogène en passant par la moto.
Quelles sont tes relations avec les fournisseurs chinois ?
Ils ont un savoir-faire sur les petits utilitaires pour le marché domestique, un outil de déplacement capable d’emmener toute une famille. Moi, je vends des jouets : sans eux rien n’était possible, mais sans nous, rien n’était possible non plus. On est forcément obligés d’être amis.
Je crois aussi qu’on les rend plus intelligents en les obligeant à se conformer à des normes plus sévères, à passer à l’ABS ou l’injection. Et ils sont dans le coup.
Comment est née l’idée de Mash ?
J’étais à Canton en Chine, avec Jean-Michel Paquient, mon directeur général. On a pris deux heures pour se balader dans la rue, chacun de son côté, et quand on s’est retrouvés, on a chacun dit à l’autre : « J’ai un truc à te montrer ! », et on s’est dirigés au même endroit. J’avais l’idée de Mash en tête, mais dans Canton, j’ai vu un truc : partout, des sortes de Honda CB 125 à moteur XLS. C’était la base, notre première Seventy était déjà là.
C’est l’idée finale ; mais pourquoi avoir cette idée de devenir constructeur ?
C’est la crise qui m’a rendu intelligent : elle m’a fait comprendre que la Sima devait être indépendante, elle qui m’a poussé à faire Mash. Mais avec la volonté de produire vraiment, contrairement aux autres histoires françaises comme Voxan, qui n’ont vendu que du virtuel, des motos en bois.
Indépendante de qui ?
Des constructeurs. Marcel Seurat avait du pif : il était très novateur. En France, il a été à la base du Touquet, du bicross, du Bol d’Herbe et bien sûr du Supermotard. C’était un précurseur, et pourtant, la Sima enchaînait les hauts et les bas, selon que Ducati se portait bien ou non, que Husqvarna grimpait ou chutait. Simple distributeur, elle était impuissante face aux difficultés des marques, et ça usait Marcel. De devoir par exemple avancer de l’argent aux Castiglioni pour relancer les chaînes de production, il était fatigué.
Pour moi, le problème était encore récemment le même : quand on a perdu Husqvarna, on a pris la distribution Gas Gas. Mais Gas Gas a déposé le bilan… Alors que je voulais du linéaire, je n’étais que spectateur. La distribution de quads a sauvé la Sima, mais l’âme de la société, c’est la moto. Il fallait trouver une solution.
Qu’est-ce qui a fait la réussite de Mash ?
Je crois qu’il fallait être novateur. Deviner le néo-rétro, car les gens veulent de la personnalité. Quand on a commencé modestement en 125, le marché était en chute de 30% à cause de la mise en place de la formation obligatoire de 7 heures. La 125 n’intéressait plus les constructeurs, et rien de neuf n’était sorti depuis dix ans, sinon la KTM Duke. En fait, le consommateur voulait un nouveau produit, et avant tout le monde, je lui ai ouvert la porte aux néo-rétros. Je suis un garçon moderne : je vis avec la jeunesse, avec des pilotes. Dans ma tête, je suis resté un ado.
C’est de là que vient ton inspiration, toi qui supervises le design des Mash ?
J’ai connu les années 70 : je recopie ce que j’ai vu à cette époque. J’ai porté des pattes d’eph’ et des clarks ? Je refais des pattes d’eph’ et des clarks, mais avec les goûts d’aujourd’hui, le talent d’aujourd’hui. Car je suis un marchand de jouets, je ne vends pas d’utilitaires.
Il faut coller au marché : mon truc, c’est la réactivité. Je gagne un temps fou. Je peux faire un produit dans l’attente du client. Des fois, j’arrive à la deviner. Mais si tu suis, tu es déjà dépassé car les cycles sont courts.
Tu t’appuies pourtant sur des cylindrées compliquées, 250 et 400 : ce n’est pas pénalisant ?
400 : ça se vend. Ça roule à 130, c’est pas cher, facile, accessible et dans le coup. Même les 250, ça marche : plus facile en ville qu’une 400, j’en vends tout le temps. Mais une fois encore, nos motos sont adaptées à nos marchés. Il y a plein 250 au Japon, mais pour le marché japonais : elles ne fonctionneraient pas en Europe.
Prévoies-tu de monter encore en cylindrée ?
Il y aura un Café Racer 650 à la fin de l’année : un nouveau moteur, dérivé d’un existant mais dont je finance le développement. Il sera ma propriété, avec un contrat d’exclusivité.
Toujours un monocylindre donc ; un twin ne serait-il pas indispensable pour continuer à se développer ?
On a des multicylindres en joint-venture avec Hyosung et l’usine Jinan : un moteur est déjà dans les tuyaux. Mais on y va par marche par marche, pour être sûr de réussir. Notre volonté c’est de grandir rapidement mais sereinement.
Tu as un parcours pour le moins éclectique dans la moto. Comment ce parcours t’a aidé dans le projet Mash ? Par exemple, tu as été pilote dans les années 70, en coupe Kawa, en Endurance…
Avoir été pilote, ça veut dire que je suis capable de comprendre ce qui ne va pas sur une moto en ne faisant que 100 mètres dans la cour , je sens les choses, je connais mon sujet : la moto. Avoir été concessionnaire fait que je connais le métier de mon réseau. Je sais ce que les gars aiment ou pas, je sais qu’il faut les aider quand ils n’ont pas de recul face à un quotidien lourd. C’est un métier où il faut être au four et au moulin : être commerçant, savoir gérer l’après-vente, organiser des opés le week-end… Je sais la fatigue qui s’installe, je connais leurs attentes et leurs faiblesses.
Qu’est-ce qui t’avait poussé à quitter ce métier ?
Motodidacte, j’avais commencé dans un garage de 40 m2 à Amiens, à réparer et revendre des motos, pour progresser jusqu’à créer Motoland, soit huit marques en concession. Mais après 20 ans, j’étais un peu usé, quand j’ai rencontré Ernst Zaugg au Canada : je suis devenu son consultant pour la moto et de là est né une amitié. En 98, il m’a proposé une association pour reprendre les lubrifiants Ipone, qui avaient un très beau concept marketing. J’ai géré la boite pendant 8 ans, puis j’ai renvendu mes parts en 2006, avant d’être appelé au redressement de la Sima.
Ipone fut LE tournant, non ?
La case Ipone a été primordiale et indispensable pour arriver à Mash, oui. De marchand de motos, je suis devenu industriel. Un plan à 3 ans, je ne savais pas que ça pouvait exister : je n’étais pas madame Soleil ! Mais Zaugg m’a obligé à me projetter, avec raison : avoir un programme, une stratégie, c’est forcément indispensable. Et c’est là que j’ai appris l’export, puisqu’on a ouvert 24 pays avec Ipone.
Mais surtout, c’était des années 100% passion : on ne pensait que moto et compétition. C’est sur les circuits d’ailleurs que j’ai vraiment connu Marcel. Tous les dimanches matin, on se retrouvait pour manger une entrecôte ensemble.
Tu partages aussi avec Marcel un fort caractère…
Quand je dis je fais, je fais. Je gueule, je sais ce que je veux et je ne suis pas rancunier. Comme du temps de Seurat, la Sima est une entreprise familiale. On passe 50% de notre temps au boulot, mais on ne vient pas ici que pour manger : il faut adhérer. Je forme avec Jean-Michel une équipe extraordinaire, complémentaire. Et je m’appuie sur dix ou quinze bons lieutenants, un noyau de fidèles avec lesquels il n’y a jamais de problèmes. Si partout où tu passes, l’herbe repousse, les gens ont tendance à te suivre.
Tu as la réputation, et on le sait, de passer parfois les bornes…
Je ne mets pas les formes, mais il n’y a jamais de méchanceté. Quand mon interlocuteur comprend qu’il ressort plus intelligent de mon bureau, ça se passe bien. C’est avec les cas qu’on a des problèmes ! Et puis j’ai beaucoup appris en Asie : je suis peut-être un connard, mais je suis collégial. Seulement, faut pas me marcher sur les pieds.
D’où te vient ce caractère : une revanche à prendre ?
Je suis un combattant, j’ai toujours eu la fringale. Pour moi, le bonheur, c’est d’être acteur, pas spectateur. Mais j’aime aussi l’idée d’un pied de nez au milieu parisien : la chance, ça se provoque. Pour autant, je n’oublie pas d’où je viens : si j’ai dans mon garage la Rolls, cette voiture de riche qui me faisait rêver enfant, j’ai dans mon bureau le premier Malaguti de mes 14 ans.
Photos Denis Boussard.
Interview extraite du Cafe Racer 88, juillet-août 2017.